Sportifs de haut niveau : l’ennui, un outil méconnu de performance cognitive


Chaque seconde compte : entraînements programmés à la minute, capteurs connectés au poignet, conférences de presse qui s’enchaînent. Pour l’athlète de haut niveau, l’agenda ressemble à un bloc compact où rien ne dépasse. Tout est mesuré, tout est optimisé.

Cependant, cette hyper-stimulation cache un paradoxe. En chassant les interstices, elle prive les sportifs d’une ressource précieuse : l’ennui. Et si, loin d’être une perte de temps, ce vide mental était au contraire un levier de performance cognitive et émotionnelle ?

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1- L’hyper-stimulation permanente des athlètes

Pour comprendre, regardons de plus près la réalité quotidienne d’un sportif de haut niveau :

  • Physique : charges d’entraînement, compétitions, récupération active, nutrition planifiée.
  • Cognitive : données biométriques en continu, analyse vidéo, stratégies en boucle.
  • Sociale : exposition médiatique, gestion des sponsors, hyperprésence sur les réseaux.

Ainsi, leur cortex préfrontal, centre de la planification et du contrôle, reste activé presque en continu. Or, cette hyper-vigilance a un coût : surcharge attentionnelle, fatigue mentale, baisse de créativité.

D’ailleurs, Marcora et al. (2009) l’ont démontré : la fatigue cognitive réduit la performance d’endurance, indépendamment de la condition physique. Autrement dit, même avec un corps prêt, un cerveau saturé finit par brider l’effort.

2- L’ennui : une vacance active du cerveau

Contrairement aux apparences, l’ennui n’est pas un simple « trou » dans l’activité. Bien au contraire, il correspond à l’activation d’un réseau cérébral particulier : le Default Mode Network (DMN), identifié par Raichle et al. (2001).

Lorsque ce réseau s’allume — dans la rêverie, la pause, l’attente — il soutient :

  • la consolidation de la mémoire,
  • l’introspection,
  • la créativité,
  • la régulation socio-émotionnelle (Immordino-Yang et al., 2012).

Ainsi, l’ennui agit comme une serre invisible : un espace où des connexions inattendues germent et où l’esprit s’autorise à relier autrement ce qu’il sait déjà.

3- Ennui et créativité : une alliance paradoxale

À première vue, l’ennui semble opposé à la performance. Pourtant, plusieurs études en révèlent la fécondité.

  • Mann & Cadman (2014) ont montré que des participants soumis à des tâches monotones produisaient ensuite davantage d’idées créatives.
  • Bench & Lench (2013) décrivent l’ennui comme un signal motivationnel : il pousse à sortir de la routine, à inventer du nouveau.

Ainsi, pour un athlète, l’ennui devient un catalyseur : il stimule l’invention tactique, ouvre la voie à des solutions inattendues en pleine compétition.

4- L’ennui comme outil de récupération cognitive

L’attention, comme un muscle, se fatigue. Or, la récupération mentale est aussi cruciale que la récupération musculaire.

Côté & Hancock (2016) insistent sur la nécessité d’apprendre à se régénérer psychologiquement, surtout pour les jeunes sportifs.
De leur côté, Birrer & Morgan (2010) rappellent que l’autorégulation mentale suppose de tolérer des moments de vide et d’attente.

En ce sens, l’ennui agit comme une soupape de sécurité : il permet au cortex de se relâcher, favorise le retour à l’effort avec une vigilance renouvelée.

5- Ennui et apprentissage moteur

Les neurosciences de l’apprentissage moteur montrent que le cerveau ne consolide pas en pleine action, mais dans l’alternance action/repos.
Pendant ces pauses, les circuits neuronaux « rejouent » les séquences pour les stabiliser dans la mémoire procédurale.

Ainsi, loin d’être du temps perdu, les moments de vacance participent directement à l’ancrage des apprentissages moteurs.
Ce que le sportif vit comme un temps mort est en réalité un temps fertile.

6- Limites et contre-arguments

Bien sûr, tout n’est pas si simple.

  • Trop d’ennui peut mener à la démotivation, à la rumination, voire à des états dépressifs.
  • Certains sportifs transforment l’hyper-stimulation en moteur de performance (ce que l’on appelle l’eustress).

Par conséquent, l’enjeu n’est pas de glorifier l’ennui comme une solution universelle, mais de l’intégrer dans un équilibre subtil entre charge et vacance.

7- Vers une pédagogie de l’ennui

Comment concrètement introduire l’ennui dans un environnement sportif où chaque minute est optimisée ? Quelques pistes émergent :

  • Séances sans données : couper les capteurs, laisser place au ressenti corporel.
  • Espaces de vacance cognitive : instaurer des moments sans écran ni sollicitation numérique.
  • Exercices d’introspection : rêverie, méditation, marche lente… autant de portes pour activer le DMN.

Ainsi, il ne s’agit pas de « perdre » du temps, mais de créer un temps fertile, indispensable à la consolidation et à la créativité.

8- Conclusion : réhabiliter le vide comme ressource

Dans un monde qui glorifie l’optimisation et le contrôle, l’ennui est vu comme un défaut. Pourtant, les neurosciences et la psychologie en révèlent la puissance.

Pour l’athlète, réhabiliter l’ennui signifie accepter un paradoxe : le vide construit autant que la charge.
La performance ne naît pas seulement des séances intensives, mais aussi de ces moments silencieux où le cerveau, libéré de l’urgence, invente de nouvelles voies.